Europe - Le patrimoine culturel ukrainien, enjeu majeur de la guerre

 - Le patrimoine culturel ukrainien, enjeu majeur de la guerre

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Par Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le 13 Août 2022

Le patrimoine culturel ukrainien, enjeu majeur de la guerre

Chloé Maurel, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

En 2015, la dramatique destruction du temple de Bêl à Palmyre par les djihadistes de Daech avait marqué les esprits, tout comme celle des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan par les talibans en 2001. Mais, bien entendu, la mise en danger du patrimoine culturel en temps de guerre est aussi ancienne que l’humanité.

Ces dernières années, l’idée d’un impératif de protection s’est imposée. Cet impératif relève de la compétence de l’ONU et, en particulier, de sa branche culturelle, l’Unesco.

En 2016, l’Italie a proposé devant l’Assemblée générale de l’ONU la création de « Casques bleus de la culture ». Ce projet a été mis en œuvre dès cette même année 2016, mais tarde à donner des résultats concrets. Le 24 mars 2017, l’ONU a adopté à l’unanimité la résolution 2347, prévoyant la création d’un fonds international et l’organisation d’un réseau de « refuges » pour les biens culturels menacés. Là aussi, la mise en œuvre pratique s’est fait attendre.

L’invasion russe de l’Ukraine à partir de février 2022, avec les destructions qui l’ont accompagnée, a confirmé le caractère dramatique et urgent de la protection du patrimoine en temps de guerre. Dès les premières semaines, 53 sites du patrimoine ukrainien ont été endommagés ; ce chiffre s’élevait à 153 au bout de deux mois de guerre. Aux destructions s’ajoutent les vols : par exemple, dès fin février 2022, l’armée russe a pris la ville de Melitopol, dans le Sud de l’Ukraine. Près de 200 objets d’art y ont été pillés.

Est-il possible de protéger le patrimoine culturel ukrainien dans le contexte actuel et si oui, comment ?

Un patrimoine en danger

Les atteintes au patrimoine ukrainien ont commencé depuis plusieurs années déjà : après l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie a notamment dégradé le précieux palais de Bakhtchissaraï, lieu de résidence des khans tatars de Crimée entre le XVIe et le XVIIIe siècle – ainsi que bien d’autres sites culturels et historiques.

Crimée : l’ombre tutélaire de la Russie | Arte Reportage, 4 août 2018.

Mais c’est surtout après le 24 février 2022, bien sûr, que les atteintes aux biens culturels se sont multipliées, les bombardements détruisant des églises et bâtiments religieux, des statues de personnalités ukrainiennes ainsi que des musées ».

En outre, la Russie a adopté dès 2014 une « Loi sur les sites criméens de patrimoine culturel », qui décrète que les objets historiques et monuments culturels de Crimée font « partie intégrante de la richesse nationale et de la propriété des peuples de la Fédération de Russie », ce qui constitue une véritable appropriation du patrimoine.

Plus de 4 000 objets culturels criméens seraient donc désormais la « propriété » de la Fédération de Russie.

L’importance des conventions de l’Unesco sur le patrimoine matériel…

Face à ces agressions culturelles, que peut faire la communauté internationale ? Il revient à l’ONU, qui a introduit depuis 2001 le concept de « responsabilité de protéger » (R2P), d’agir. Ce concept considère qu’en cas de grave conflit intra- ou inter-étatique, il incombe à la communauté internationale de protéger la population, et aussi, par extension, le patrimoine culturel d’une nation.

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L’Unesco a commencé son action de longue haleine de protection du patrimoine mondial dès sa création en 1945, et plus concrètement dès 1954 avec la convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, qui affirme dans son préambule :

« Les atteintes portées aux biens culturels, à quelque peuple qu’ils appartiennent, constituent des atteintes au patrimoine culturel de l’humanité entière, étant donné que chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale. »

Le patrimoine culturel et conflits armés : La Convention de La Haye de 1954 et ses Protocoles, Unesco, 17 novembre 2017.

Cette action, essentiellement normative, s’est intensifiée et concrétisée à partir de 1972 avec l’adoption de la Convention sur le patrimoine culturel et naturel mondial, résultat d’une longue gestation, qui, pour la première fois, associe la protection des sites naturels et des ensembles monumentaux. Depuis, la « Liste du patrimoine mondial » n’a cessé de s’agrandir, jusqu’à compter aujourd’hui plus de 1 000 sites. Elle est devenue pléthorique (et reflète le déséquilibre Nord/Sud dans le monde, les sites culturels répertoriés étant innombrables en Europe et l’Afrique en étant assez dépourvue, les sites africains inclus dans la liste étant souvent des sites naturels, alors que l’Europe regorge de sites culturels classés).

… comme immatériel

Pour prolonger et compléter cette action, l’Unesco a adopté en 2003 la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, qui vise à classer et préserver des pratiques, usages, traditions, savoir-faire et rituels qui constituent la richesse culturelle d’une nation, et qui sont souvent, dans les pays pauvres, menacés de disparition du fait de la mondialisation culturelle.

Le classement sur ces listes, loin de ne concerner que des enjeux culturels, comporte des enjeux politiques et géopolitiques, et peut même avoir des effets pervers. Les sites sélectionnés peuvent être soumis à un tourisme de masse qui les dénature, ou « unescoïsés » comme l’a analysé l’anthropologue David Berliner à travers l’exemple du village de Luang Prabang au Laos, c’est-à-dire que cela amène à « perdre l’esprit du lieu ».

Pour mieux protéger le patrimoine culturel, l’Unesco a créé, en 1995, un registre appelé « Mémoire du monde » qui recense des éléments archivistiques, parfois menacés ou fragiles, du patrimoine documentaire de l’humanité. Concernant l’Ukraine, ce registre comporte quatre fonds documentaires : l’un d’eux est par exemple une Collection de musiques populaires juives datant des années 1912 à 1947, et conservées à la Bibliothèque Vernadsky (Bibliothèque nationale de l’Ukraine). Un autre de ces fonds est le patrimoine documentaire sur l’explosion de Tchernobyl, soumis par l’Ukraine et inscrit en 2017.]

L’organisation a par ailleurs inscrit sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité la tradition des céramiques peintes de Kossiv, ainsi que la tradition des chants cosaques de la région de Dnipropetrovsk ou encore la peinture décorative de Petrykivka, expression de l’art populaire ornemental ukrainien.

Début juillet 2022, l’Unesco a également décidé de classer le borchtch ukrainien sur la liste du patrimoine immatériel en danger, une décision contestée par la Russie qui estime que c’est un plat russe.

Kiev comprend bien l’enjeu : fin avril 2022, les autorités ukrainiennes, soucieuses de faire inscrire les stigmates de la guerre dans le patrimoine, ont fait classer par l’Unesco l’épave du croiseur Moskva, détruit par la Russie, au registre du patrimoine culturel sous-marin de l’Ukraine.

Malgré ces louables actions de l’Unesco en matière de recensement et de protection (théorique) du patrimoine ukrainien, qu’il soit matériel ou immatériel, la sanglante guerre qui se déroule depuis février 2022 a, répétons-le, mis à mal ce patrimoine, sans aucun respect pour les sites classés ni pour les conventions internationales.

Les sept sites culturels d’Ukraine classés sur la Liste du patrimoine mondial sont en grand danger. Le plus marquant, à Kiev, est la Cathédrale Sainte-Sophie, inscrite en 1990. Un autre site majeur est le centre historique de Lviv, classé en 1998. Ces monuments emblématiques de l’histoire et la culture ukrainiennes sont actuellement gravement menacés.

Renforcer les instutions internationales au lieu de les affaiblir

L’Unesco apparaît comme une « victime collatérale de la guerre en Ukraine ». En effet, l’organisation a été contrainte, fin avril 2022, de reporter sine die une réunion de son comité du Patrimoine mondial, prévue en juin dans la ville russe de Kazan, en raison des divisions que ce rendez-vous suscitait, entre pays pro-russes et anti-russes.

En conclusion, il est à souhaiter que l’Unesco ait davantage de pouvoir, par exemple un pouvoir de sanction (comme en a l’OMC), pour faire respecter ses conventions internationales dans le but de protéger efficacement les biens culturels inscrits sur ses différentes listes patrimoniales, et que l’ONU ait plus de force contraignante afin de donner une effectivité réelle à ses résolutions et d’agir pour rétablir la paix dans le monde.

Concernant les rivalités russo-ukrainiennes sur le patrimoine, et bien qu’une telle idée soit difficilement audible dans le vacarme de la guerre, il est permis d’espérer que la culture commune à ces deux peuples les rapproche plutôt qu’elle ne les divise. Plus que jamais, la devise de l’Unesco est d’actualité : « Les guerres naissant dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes qu’il faut élever les défenses de la paix. »

Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (13-08-22)

 

 

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