Europe - L'Europe, la France et la santé publique : après la Covid-19, une nouvelle donne ?

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- L'Europe, la France et la santé publique : après la Covid-19, une nouvelle donne ?

Par Gaël Coron, École des hautes études en santé publique (EHESP), le 17 Septembre 2021

L’Europe, la France et la santé publique : après la Covid-19, une nouvelle donne ?

La pandémie de Covid-19 a mis les systèmes de santé à rude épreuve, et a forcé les pays européens à coordonner en partie leurs efforts. Peut-on pour autant parler d’une ébauche de politique européenne de santé ? Professeur à l’EHESP et spécialiste de l’Europe, Gaël Coron revient sur le rôle de l’Europe en matière de santé publique, et sur la marge de manœuvre des États membres.


The Conversation : Quel est le rôle joué par l’Europe en matière de santé publique ? Existe-t-il une politique européenne de santé ?

Gaël Coron : Si la question est de savoir si l’Union européenne peut se substituer à l’État français ou à un autre des États membres, via l’édiction de normes restrictives, pour imposer une politique de santé publique, le maintien d’un nombre minimal de lits d’hôpitaux ou l’embauche de personnels soignants, etc., la réponse est non. L’Europe n’est pas dotée des moyens financiers ou humains nécessaires pour mener telle politique de santé. Pour en comprendre la raison, il faut revenir brièvement sur l’histoire de la construction européenne.

Dans les années 1950, une tentative de construire une « communauté européenne de santé » a été menée. Cette initiative, portée notamment par la France qui y voyait un moyen de résoudre les problèmes de son système de santé, était un projet ambitieux qui s’inscrivait dans la droite ligne du projet de communauté européenne de défense.

Lorsque ce dernier a été abandonné (la Seconde Guerre mondiale était encore trop récente, peu de gens étaient prêts à construire une armée européenne impliquant Français et Allemands), le projet d’« Europe de la santé » a disparu avec lui. Cela illustre un fait bien connu en sociologie de l’action publique : le succès ou l’échec d’une politique résulte davantage d’un contexte historique que d’un calcul « rationnel ».

Après cet échec initial, la communauté économique européenne puis l’Union européenne ont développé des politiques dans le champ de la santé mais « par la bande » à travers les deux grands projets que sont le marché unique et la monnaie unique qui chacun ont un impact essentiel sur le fonctionnement des politiques de santé nationales

Plus récemment, dans les années 1990, l’UE a commencé à faire apparaître la santé comme un objectif transversal de toutes ses politiques. L’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne précise qu’« un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ».

D’une politique « de santé » que l’UE n’a pas réussi à installer, on est passé à une politique « pour la santé », en quelque sorte. Une approche qui est en ligne avec celle de l’Organisation mondiale de la Santé, « health in all policies ».

L’idée est bonne : comme l’ont révélé un certain nombre de recherches en santé publique, avoir un raisonnement transversal peut s’avérer payant. L’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé peut passer par des actions dans le champ de l’environnement, de l’enseignement (surtout les premières années), du logement…

En cela, l’approche européenne diffère des politiques nationales. Celles-ci sont davantage tournées vers le curatif, alors que pour les spécialistes de santé publique, les actions les plus efficaces sur les déterminants de la santé humaine ne passent pas forcément par plus d’équipements lourds dans les établissements.

TC : Comment les projets économiques que vous évoquez, le marché et la monnaie, peuvent-ils avoir un impact sur la santé ?

GC : Sur le marché unique, qui historiquement vient en premier, l’immiscion de l’UE est rendue possible parce que les principes (dé)régulateurs sont conçus de manière très large : ainsi la libre circulation des marchandises peut impliquer la création d’un marché unique des médicaments avec une autorisation de mise sur le marché attribuée au niveau européen, la libre circulation des personnes peut induire celle des professionnels de santé avec une reconnaissance mutuelle par les États des diplômes…

Pour la monnaie unique, il faut rappeler que le pendant de la construction d’une monnaie unique a été la mise sous surveillance des dépenses publiques des États et parmi celles-ci, les dépenses de santé. L’Union européenne, et surtout la Commission, peut de ce fait émettre des recommandations pour « mieux » gérer les dépenses de santé, mais surtout dans une perspective de contrôle des déficits. Après la crise de 2008, les outils mis en place pour renforcer la surveillance budgétaire des États ont donné plus de poids aux dites recommandations. Or, des travaux effectués à l’observatoire social européen ont montré que ces dernières vont souvent dans le sens d’une réduction des coûts.

En pratique, dans ces deux cas, ce sont donc des acteurs de l’Union européenne qui ne sont pas spécialisés dans la santé qui prennent des mesures qui auront une influence sur le domaine. Au niveau de la Commission européenne, structurée en directions générales (l’équivalent des ministères, si on veut traduire en termes nationaux), ce n’est pas forcément la DG santé qui a la main sur ces dossiers, même si ces dernières années, elle s’affirme un peu plus. Par exemple, elle a obtenu la tutelle de l’agence européenne du médicament en 2009 et la responsabilité des dispositifs médicaux en 2019.

TC : Quels sont les avantages et les inconvénients de l’approche transversale ?

GC : Le problème est qu’en mettant en avant la santé en tant qu’objectif transversal, on se prive de la possibilité de s’appuyer sur les outils classiques d’une politique de santé. On sait que pour une politique fonctionne, il faut une administration dédiée, des moyens financiers, des moyens humains, des acteurs politico-administratifs puissants…

À l’heure actuelle, chaque direction générale a ses propres données d’expertise, ses propres partenaires, ses propres objectifs, ses propres groupes d’intérêt… Ce qui complique l’approche intersectorielle. Pour le dire clairement, les Directions générales les plus puissantes dictent souvent leurs positions aux autres sur les sujets transversaux. La cristallisation du débat autour des pesticides, dans un contexte d’agriculture productiviste, en est un exemple.

En outre, les travaux de Sébastien Guigner, spécialiste des politiques publiques, ont montré que pour convaincre les acteurs dominants de s’occuper des questions de santé, la DG santé a promu le concept de « health for wealth » (la santé pour la croissance), formatant son discours en fonction d’intérêts économiques. Paradoxalement, la conséquence en a été que, sur certains sujets comme les produits chimiques, la DG Santé s’est avérée moins restrictive dans ses recommandations que la DG Environnement. On voit bien qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de moyens, mais aussi d’autonomie politique.

En revanche, dans certains domaines, cette organisation n’est pas absurde. Lors de la crise récente, elle s’est avérée efficace pour négocier les achats de vaccins : en effet, qui de plus compétent que le commissaire chargé du marché intérieur pour négocier avec les firmes pharmaceutiques…

Par ailleurs, il arrive que l’approche marchande ait des effets positifs. Les travaux d’Alban Davesne ont montré que pendant longtemps la lutte contre le tabagisme s’est heurtée en France au monopole de la Seita, défendu bec et ongles par le ministère de l’Économie. Quand, pour des raisons liées en partie au droit de la concurrence européen, le monopole s’est effrité, une politique de lutte contre le tabagisme efficace a pu être mise en place nationalement. Il n’y avait plus de « champion industriel », plus d’intérêt économique national à défendre… Mais l’effet peut aussi être inverse : la Suède, qui avait l’une des législations les plus restrictives en matière de distribution d’alcool (grâce à son monopole de boutiques d’État seules autorisées à vendre des alcools), a dû ouvrir ce modèle à la concurrence.

TC : L’Europe a donc, malgré tout, les moyens d’imposer certaines mesures à la France en matière de santé ?

GC : Si un pays comme la France a clairement une volonté de s’opposer à une norme européenne, il a de fortes chances d’y parvenir. Cependant, parfois, il peut aussi être politiquement intéressant de se défausser sur l’Europe des éléments qui sont électoralement difficiles à faire passer… Les Anglo-saxons parlent de « blame avoidance », la sociologue de l’action publique Sophie Jacquot évoque le concept d’« usage de l’Europe ». Le cas du plan Juppé, en 1995, en est un bon exemple.

Il s’agissait à l’époque de se lancer dans la première réforme d’ampleur de l’Assurance-maladie, avec la mise en place d’un budget fermé appelé « objectif national de dépenses de l’Assurance-maladie ». Pour faire accepter ce projet politiquement délicat, les décideurs de l’époque ont argumenté que cette réforme était nécessaire pour pouvoir intégrer la zone Euro (nous étions alors en phase de qualification).

En réalité, les États membres sont intégrés avec un poids déterminant dans le système de gouvernance de l’UE ; et dans le champ économique, si la plupart des gouvernements nationaux sont convertis à une politique économique monétariste basée sur l’austérité, l’Union la mettra en place. Mais elle n’agira pas contre les États.

TC : La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a-t-elle changé les choses ?

GC : Cette crise a révélé au grand jour des problèmes qui étaient sous-jacents, tels que le désarmement des stocks, les conséquences des restrictions budgétaires imposées de longue date au système hospitalier, etc.

Si, dans un premier temps, on a observé un retour aux égoïsmes nationaux, à partir du printemps-été 2020, la Commission a mis en place des initiatives pour relancer la politique de santé européenne, en accordant cette fois-ci des moyens financiers importants. Elle a notamment annoncé la réaffectation de fonds de cohésion non dépensés au titre de l’exercice 2014-2020 vers les systèmes de santé. Cette aide d’urgence a permis de faire face à la première vague de la pandémie, mais ne constitue pas une transformation pérenne des institutions.

La crise de la vache folle avait mené à la création de la DG Santé. Aujourd’hui on peut se demander quelles seront les mesures prises suite à la pandémie de Covid-19. Outre le renforcement du poids du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, l’euro-CDC, des textes ont été voté pour permettre la création d’une agence européenne sur le modèle de la Biomedical Advanced Research and Development Authority états-unienne (BARDA). L’objectif serait de faciliter l’investissement dans le secteur du médicament ou des dispositifs médicaux et de garantir la disponibilité d’outils de luttes contre les épidémies (c’est la BARDA qui a largement financé la mise au point des vaccins par des acteurs américains). Par ailleurs, le programme de santé pour 2021-2027, « EU4health », est chiffré à 5,3 milliards d’euros alors que celui pour 2014-2020 était à 400 millions.

Mais il ne faut pas oublier une chose : dans le cas de la crise de la vache folle, la solution était européenne car le problème initial était européen. Cette fois-ci, il est mondial.The Conversation

Gaël Coron, Professeur de sociologie et science politique, École des hautes études en santé publique (EHESP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Gaël Coron, École des hautes études en santé publique (EHESP) (17-09-21)

 

 

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