

- Pour une numérisation à visage humain
Par David Sassoli Président du Parlement européen, le 17 Août 2020
Lettre du Président du Parlement européen, David Sassoli, sur le droit d'accès universel à l'internet, publiée à l'origine dans La Repubblica
Monsieur le directeur,
La lettre que le président Romano Prodi a souhaité m’adresser soulève une question essentielle pour l’avenir de la démocratie et du modèle social européen. Je suis moi aussi convaincu que l’Union européenne peut jouer un rôle de premier plan dans la définition de normes mondiales pour un accès équitable à l’internet en contribuant, dans le contexte multilatéral, au débat lancé par les Nations unies.
Pour la toute première fois, au cours de ces mois de confinement, des milliers de personnes en Europe et dans le monde ont été contraintes de travailler, d’étudier, d’acheter des produits alimentaires et de communiquer avec leurs proches en se connectant à l’internet. Dans le même temps, l’impossibilité d’accéder au réseau, pour des raisons géographiques, économiques ou sociales, est apparue comme un facteur déterminant de marginalisation.
Pour de nombreux enfants, ne pas avoir accès à l’internet a signifié, pendant ces longs mois, se voir refuser le droit fondamental à l’éducation et à la connaissance. Mais ce n’est pas tout. Pour tant de femmes et d’hommes, le fait de ne pas pouvoir se connecter à l’internet les a empêchés d’obtenir des informations essentielles, ce qui les a exposés à des risques graves.
L’internet, tel que nous le connaissons, se fonde sur le principe innovant et profondément démocratique de la neutralité du réseau. Selon ce principe, tous les bits qui circulent sur l’internet sont traités de la même manière, sans discrimination aucune. Ils ne peuvent être ralentis ou hiérarchisés en fonction du pouvoir d’achat de l’émetteur ou du destinataire. Aujourd’hui, l’Union européenne est le principal acteur mondial qui garantit sur le plan juridique ce principe fondamental de notre époque.
Toutefois, cela ne suffit pas. Afin qu’il ne soit pas source d’inégalité, l’accès à l’internet doit également se fonder sur des règles d’équité. Comme dans le cas de l’électricité ou d’autres services considérés comme essentiels, le fait de ne pas pouvoir accéder à l’internet – ou la «fracture numérique» – ne se répercute pas uniquement sur le travail, sur les entreprises, sur le développement scientifique, social et culturel. Les effets sur la vie quotidienne des citoyens sont tout aussi importants, notamment en ce qui concerne des aspects personnels comme le bien‑être et le bonheur.
L’égalité ne constitue pas un point de départ, mais l’objectif à atteindre.
Nous nous sommes habitués à envisager le réseau comme un ensemble de plateformes et d’algorithmes et à ne pas l’appréhender suffisamment sous l’angle des droits. Or nous avons besoin de proposer des réponses démocratiques à des questions qui semblent techniques, alors qu’en réalité, elles ne le sont pas.
En 2016 déjà, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies avait franchi une étape importante en adoptant la résolution sur la promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’internet. Cette décision vise à protéger les droits des personnes qui utilisent l’internet en invitant les États à adopter des politiques publiques en faveur d’un accès universel à l’internet. Il s’agit d’une étape importante qui s’inscrit dans la droite ligne de l’initiative pionnière lancée par l’administration Obama, qui avait proclamé en 2014 l’internet «service public». Cette décision a été révoquée 3 ans plus tard sous la présidence de Donald Trump, avec l’abrogation de la règle établissant la neutralité de l’internet.
Dans ce contexte, la responsabilité incombe désormais à l’Union européenne de faire figure de point de référence en matière de définition des droits d’accès.
La COVID-19 a mis en exergue ce qui apparaissait déjà de manière évidente: la numérisation n’attend pas. La question n’est pas de savoir si elle interviendra, mais si elle s’adressera à tous.
Nous devons nous libérer des lieux communs qui entravent notre façon de penser, nous devons adopter une approche rationnelle et nous devons engager les institutions à conduire ce changement. Nous ne pouvons pas continuer de la sorte: soit croire de manière inconditionnelle à la technologie, soit adhérer à l’obscurantisme de ceux qui imputent au numérique tous les problèmes de notre temps.
L’internet ne peut être réduit seulement à une technologie; il est indissociable de l’époque dans laquelle nous vivons. Le même phénomène s’est produit lorsque l’imprimerie a vu le jour: l’ambition n’était pas d’inventer une simple machine, mais un outil qui permettait d’accéder à l’information et de faire émerger les opinions publiques modernes. Il n’est pas nécessaire de maîtriser la technologie grâce à laquelle sont fabriqués les livres pour être en mesure de profiter de leur contenu.
Aussi est-il malhonnête de faire croire que les citoyens ne peuvent profiter équitablement et dignement de ce qu’offre le numérique s’ils ne connaissent pas la technologie qui y associée. Cela fait naître des injustices. L’objectif n’est pas d’assommer les utilisateurs avec des applications jusqu’à ce qu’ils deviennent des clients fidèles ou – s’ils renoncent à utiliser ces outils – excédés. Il s’agit de garantir la transparence et la disponibilité de l’information de telle sorte que chacun puisse se forger sa propre opinion et prendre une décision par lui-même. C’est pourquoi il est indispensable de confier un rôle de premier ordre aux institutions publiques et d’engager un dialogue approfondi avec les entreprises et les citoyens pour promouvoir les modèles qui relèvent d’une logique distributive et non pas monopolistique.
Cette façon de procéder nous permettra de prendre des initiatives, d’enrichir nos connaissances, d’obtenir des gouvernements qu’ils rendent compte de leurs décisions, ou de vérifier que la numérisation ne porte pas atteinte à la liberté personnelle par l’exploration et la privatisation de données.
L’accès à l’internet doit être considéré comme un nouveau droit humain. Le Parlement européen est prêt à relever ce défi. Deux rendez‑vous figurent d’ores et déjà à l’ordre du jour européen: en premier lieu, la discussion qui doit être engagée au sortir de l’été sur la proposition de la Commission européenne sur les services numériques (Digital Services Act) et, en second lieu, le débat qui se tiendra au sein de la conférence sur l’avenir de l’Europe.
Il nous appartient d’écrire l’histoire de notre temps. Pour ce faire, il est de notre devoir de poser les jalons d’une numérisation à visage humain.
David Sassoli
Président du Parlement européen
A LIRE AUSSI


Danemark - Les députés européens demandent plus d'efforts contre le harcèlement sexuel - MeToo :

Europe - Défait par Kiev, condamné par l'Occident, le Kremlin se rapproche de Cuba
